Première partie : la Forteresse du Devenir
Les énormes battants de fer et de bronze s’entrouvrirent juste assez pour permettre au cavalier
de sortir, minuscule silhouette devant le gigantisme de la porte de la muraille extérieure, avant
de se refermer avec un sourd grondement dont les échos se répercutèrent dans les entrailles de
la Forteresse. Le cavalier, apparemment indifférent à la nuit, à la pluie battante et au vent
glacial, passa sous la barbacane qui défendait la porte, avant de s’engager sur l’étroite
corniche taillée à même le roc, au flanc de la montagne. Le chemin avait tout juste la largeur
d’un chariot, et il eût été illusoire de tenter d’y faire circuler plus de deux cavaliers de front, et
encore en faisant avancer leurs montures au pas. D’un côté, c’était le roc, lisse et noir, de
l’autre, le précipice, vertigineux, et le malheureux qui viendrait à faire un faux pas irait
s’écraser après une longue chute hurlante, au fond du gouffre de Moreth.
Un tel inconfort d’accès avait été voulu, à la naissance des Rouages de Temps, par les
Anciens Bâtisseurs, car ce chemin périlleux, dont le pavage de granit noir était rendu glissant
par l’incessante pluie, conduisait à la Forteresse du Devenir. Ainsi, aucune troupe d’assaut, si
puissante et nombreuse fût-elle, ne pourrait mener une improbable attaque contre la Forteresse
sans être contrainte à un cheminement de fourmi sans aucune possibilité de se regrouper, ni
d’amener avec elle un quelconque matériel de siège. Et ensuite, il fallait encore franchir le
Pont de Ghor, immense arche aussi étroite que la voie d’accès, sans parapet, qui enjambait le
gouffre, et que même les cavaliers se vantant d’être insensibles au vertige ne franchissaient
pas sans appréhension. Un grand portail de fer barrait l’extrémité du pont du côté de la
Forteresse, et ses piliers se dressaient comme deux gardiens de pierre, noires sentinelles entre
lesquelles même les cavaliers les plus rudes ne pouvaient passer sans un frisson. Mais aucun
chef de guerre, pas même Rakhol le Maudit que sa folie meurtrière et sa soif de pouvoir
avaient poussé, deux millénaires plus tôt, à conquérir dans le feu et le sang toutes les
couronnes de tous les royaumes qui refusaient de lui prêter allégeance, même lui dont le nom
resterait pour toujours symbole de cruauté et de barbarie, n’avait jamais tenté de s’attaquer à
la Forteresse. Car même le plus irresponsable des aventuriers savait que la Forteresse du
Devenir était un lieu de Magie, de la plus ancienne et la plus puissante qui soit, où se faisaient
et se défaisaient les Rouages de Temps, et il ne serait venu à l’idée d’aucun guerrier, si fou
fût-il, d’interférer dans ces Puissances. Et rares étaient ceux des Trois Races qui pouvaient se
vanter d’avoir eu le privilège d’être entrés dans la Forteresse et d’en être ressortis. Et s’il y en
avait, ils n’avaient apparemment pas envie d’évoquer ce qu’ils y avaient vu ou fait…
Deuxième partie : le Faiseur de Rouages
Cela faisait bien longtemps que les quatre compagnons marchaient sur le Chemin du Devenir,
suivant le Seigneur Faiseur qui progressait d’un pas régulier et déterminé. Mais aucun d’entre
eux n’eût été capable de dire s’ils étaient partis depuis dix minutes, deux heures ou trois jours.
En fait de chemin, ils avaient l’impression de marcher à l’intérieur d’un tube circulaire d’une
trentaine de pieds de diamètre, constitué de lumière bleue fluctuante, passant sans cesse du
bleu pastel presque blanc au bleu nuit le plus profond en de magnifiques chatoiements. De
plus, ce « tuyau » donnait l’impression d’être toujours courbé vers le bas, ce qui avait pour
résultat de ne leur donner qu’une centaine de pas de visibilité, avant que le chemin ne
« plonge » derrière un horizon créé par la courbure descendante. Et pourtant, ils n’avaient à
aucun moment l’impression d’être sur une pente, comme si ç’avait été le chemin qui, tel une
cage d’écureuil, s’était déplacé sur leurs pas. Seul le bruit d’une pièce d’armure entrechoquant
une arme venait troubler de temps en temps un silence surnaturel dans lequel même leurs
bottes n’élevaient aucun écho. Plus d’une fois, l’un ou l’autre avait tenté de demander des
explications à Guénardell, mais la meilleure réponse obtenue avait été un bref grognement.
Grégory avait voulu toucher la paroi, mais en vain : une mystérieuse force de répulsion
maintenait son gantelet à quelques pouces du contact. Ils étaient donc réduits à continuer leur
progression dans un silence tendu. Personne n’avait envie de parler.
Soudain, Lliwanaë, qui fermait la marche, poussa un cri qui fit s’arrêter et se retourner tous
ses compagnons, à l’exception de Guénardell qui continua de progresser de son pas
mécanique.
- Regardez !
La jeune fille s’était retournée vers la partie du chemin qu’ils venaient de franchir, et elle
montrait quelque chose. Les yeux agrandis par la stupéfaction, Grégory vint se placer à côté
d’elle, entourant ses épaules de son bras, égrenant à voix basse une litanie de jurons que
Geoffrey résuma sobrement :
- Ça alors !
En fait, il n’y avait rien derrière eux. C’était le noir absolu, sans aucune lumière, mais aussi,
elle le sentait avec ses sens particuliers, sans aucune matière. Il n’y avait rien.
- Eh bien, finit par dire Grégory, on dirait que quelqu’un tire l’échelle derrière nous… ça va
être dur de revenir !
- Tu croyais sincèrement qu’on reviendrait par là ? Répondit Lyz. Je pense que, si jamais on
revient, ce sera encore par un nouveau système.
- Tu as sans doute raison, fit Geoffrey. Et puis, de toutes façons, on n’a pas d’autre choix que
d’avancer. Alors, rattrapons notre ami le cuirassé de combat, il n’a pas l’air d’avoir envie de
nous attendre !
Ils se remirent en route en pressant le pas, car Guénardell avait disparu derrière l’« horizon ».
Ils ne tardèrent pas à le trouver, arrêté au milieu d’un élargissement du chemin, qui formait un
cône évasé jusqu’à plus de cent pieds de diamètre, et se terminait brutalement par une espèce
de mur gris, ressemblant à un épais brouillard. Le Chevalier leur fit signe d’approcher jusqu’à
sa hauteur…