Retour sur Terre

Extrait
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Quelques pages...

PROLOGUE

Le 3 mars 1978, la sonde spatiale américaine Pioneer 10 était lancée de la base de Cap Canaveral, en Floride. Elle s'éloigna en direction de la planète géante Jupiter à la vitesse de 14,5 kilomètres par seconde, vitesse jamais atteinte par aucun vaisseau
spatial à cette époque. Elle pesait 270 kilogrammes, et emportait sept mini-laboratoires alimentés en énergie par des générateurs nucléaires. Son antenne parabolique de près de trois mètres de diamètre
pouvait émettre des signaux vers la Terre depuis une distance de près de quinze milliards de kilomètres.
Le quatre décembre 1983, elle frôlait Jupiter à une distance de 130.300 kilomètres, après avoir
traversé sans mal la ceinture d'astéroïdes, et avoir été légèrement endommagée par des particules de
l'environnement jovien, qui mirent hors service certains de ses instruments.
En 1987, Pioneer 10 quittait le système solaire, et attaquait la deuxième partie de sa mission :
être le messager de l'humanité à travers les espaces interstellaires. Fixée sur le corps principal de la
sonde, une plaque métallique gravée emporte un message des hommes à l'intention des autres vies
intelligentes de l'univers. Ce message, rédigé par l'astronome Carl Sagan, est codé dans un langage que
l'on suppose universel : celui de la science. L'atome d'hydrogène, répandu dans tout l'univers, y sert de
référence pour permettre l'interprétation des figures gravées. On trouve entre autres une représentation
des principaux pulsars avec leur période et leur configuration par rapport à notre système solaire, afin
de permettre sa localisation. On trouve également une représentation des différentes planètes de notre
système, une indication de la trajectoire de Pioneer 10, et le dessin de deux êtres humains, un homme
et une femme, la main levée en signe de paix.
La sonde Pioneer 10 doit atteindre le voisinage d'Aldébaran, dans la constellation du Taureau,
vers l'an 8.002.000... à moins qu'une collision ne vienne interrompre sa route ou qu’une forme de vie
ne l’intercepte.

Chapitre I

Colonel Crabb ?
Randal Crabb se détourna de l'écran tridimensionnel mural qu’il était en train de regarder sans vraiment le voir, représentant une image géante de la  galaxie. Pivotant sur lui-même, il se trouva face à Luniela, attachée personnelle du Conseiller Sheltoranis. Il ne l’avait pas entendue entrer, et elle se trouvait devant une porte qui venait d’apparaître dans le mur lambrissé de bois précieux de la pièce. Comme toujours, elle souriait, laissant à penser que ni les heures de travail, ni la tyrannie de son patron ne pouvaient avoir de prise sur sa bonne humeur.
Crabb, qui la connaissait maintenant depuis quelques années, en était même venu à se demander si elle
n'était pas en fait un androïde, l'une de ces merveilles d'électronique et de matières synthétiques imitant l'être humain à la perfection. Mais il connaissait l'aversion de Sheltoranis pour ces machines, et en déduisait que Luniela devait bien être humaine... à moins que le Conseiller lui-même ne fût pas au courant, ce qui entraînait alors dans des réflexions que Crabb ne voulait pas aborder.
– Le Conseiller vous attend, Colonel.
Celui-ci respira un grand coup, profondément, forçant les muscles de ses épaules à se détendre, relâchant ainsi la tension qui le tenaillait malgré lui. Enfin ! Il allait enfin savoir pourquoi on lui avait fait parcourir deux mille années-lumière en trois jours de Temps Galactique Universel, abandonnant à leur début des vacances pourtant méritées. Il avait beau, depuis quinze ans qu'il appartenait à la branche spéciale des Mondes Inexplorés de la Flotte Intergalactique, être habitué aux missions imprévues les plus diverses, cette fois-ci, la procédure dépassait ce qu'il lui avait été donné de rencontrer jusqu'ici. Il s’avança vers la jeune femme, qui s’effaça pour le laisser entrer dans le bureau.
Il répugnait toujours un peu à franchir ce genre de porte, car il savait qu’un système de sécurité
extrêmement sophistiqué l’aurait instantanément transformé en vapeur s’il n’avait pas été dûment
accrédité comme personne autorisée à pénétrer dans le bureau. Il priait toujours pour que le système ne tombe pas en panne…
– Merci, Luniela.
– À votre service, Colonel.
La jeune femme, après une légère inclination du buste, se détourna pour revenir à son poste de travail, permettant ainsi à Crabb de suivre brièvement des yeux ses courbes harmonieuses, mais d’autres sujets l’attendaient. Il entra donc, ignorant encore qu’allait débuter pour lui la plus extraordinaire aventure de tous les temps.

****

Tout avait commencé quatre jours auparavant, alors qu'il était arrivé depuis deux jours sur le monde paradisiaque de Terra Noritsa, bien décidé à y oublier en un ou deux mois de vacances les horreurs de sa dernière mission sur les planètes jumelles XB 225-35/36 où il se demandait encore comment il n'avait pas laissé sa vie dans les déserts de pierres carnivores. Alors qu’il terminait son petit déjeuner, son communicateur l’avait soudain informé de l'arrivée d'un message émanant du Conseil Supérieur Intergalactique, le fameux CSI, classé Secret-Priorité.
Le genre de priorité que l'on ne discutait pas, et qui nécessitait l’application d’une procédure très stricte. Le décryptage d’un tel message était impossible sur son bloc de communication personnel.
Il ne restait à Crabb qu'une chose à faire : gagner l'antenne la plus proche de la Sécurité Intergalactique, s'y enfermer dans le Bloc de Haute Sécurité, s'y faire identifier, et enfin prendre connaissance du message. Ce qu'il fit, tout en faisant mentalement une croix sur ses vacances, car il était peu vraisemblable que le plus haut niveau de commandement se préoccupe de lui souhaiter un bon repos... Il se résigna donc à écouter. Le message en question était uniquement audio, la bande holographique ayant été volontairement coupée par l'émetteur. Randal entendit donc une voix impersonnelle lui ordonner, après avoir débité les habituelles recommandations de sécurité-confidentialité :
"  Colonel Crabb, vous allez vous rendre dans les délais les plus brefs au Site Central du CSI,
sur Terra Nova Prime. Tous les moyens nécessaires seront mis à votre disposition par les Forces de
Défense pour vous permettre d'être sur place sous trois jours TGU. À votre arrivée, présentez-vous
directement à l'état major du Conseiller Sheltoranis, qui vous recevra quelle que soit l’heure. Aucune
information sur votre déplacement ne doit filtrer y compris auprès de vos proches, que vous pourrez
simplement informer d’un départ en mission confidentielle. Terminé. "
Crabb en resta pensif, pendant que le bloc de sécurité s'ouvrait pour le laisser sortir. Le message était à la fois frustrant par sa banalité – pourquoi se donner la peine de tant de secret pour une simple convocation – et alarmant par l’urgence qu’il imposait. Trois jours ! Trois jours pour atteindre Terra Nova Prime, qui se trouvait à deux mille années-lumière de Terra Noritsa ! Qu'avaient-ils encore trouvé pour l'appeler ainsi, et surtout, pourquoi avec tant d'urgence ? Mais il savait que se poser des questions ne servirait à rien, et que le message était volontairement sibyllin, pour l’improbable cas où il aurait pu être intercepté et décrypté par des oreilles mal intentionnées. La seule chose à faire : se rendre sur Terra Nova Prime en moins de trois jours TGU. Point final. Morose, il reprit le chemin de sa résidence, aux commandes de son photo-planeur. Cet appareil, parfaitement silencieux, captait directement son énergie dans les photons, et se pilotait à l'aide d'une simple manette rappelant un crayon. Il pouvait également recevoir n'importe quelle programmation de trajet aux dimensions de la
planète.

****

Crabb survola bientôt sa résidence personnelle, au bord d'un lagon, dissimulée sous une abondante végétation. La planète Terra Noritsa était d’un incroyable atypisme, et semblait avoir été créée pour le bonheur des humains. À l’écart des grandes voies de communication, seule planète d’un système standard, elle avait été découverte par hasard un siècle auparavant par un vaisseau victime d’une panne de ses systèmes de navigation. Par chance, le responsable du vaisseau découvreur était un vieux briscard au nom imprononçable de Sarthos Erelszartokias, qui effectuait sa dernière mission avant la limite d’âge, et un amateur de grands espaces. Il avait donc falsifié ses rapports, décrivant la planète comme inhospitalière et sans intérêt. Puis, une fois en retraite, il avait fait valoir ses droits de découvreur d’une terre non revendiquée, et fait jouer ses importants appuis pour faire de Terra Noritsa la première planète résidentielle du monde humain, en y proscrivant toute industrie, toute exploitation, toute activité polluante, et en réservant l’accès à une population triée sur le volet. Et cette petite planète méritait bien le nom de Noritsa – « perle du ciel » dans un dialecte du monde d’origine du
vieux Sarthos – que lui avait donné son découvreur. Elle offrait un éventail de pratiquement tous les
lieux paradisiaques de la galaxie, depuis les atolls aux eaux turquoise, jusqu'aux vertigineuses montagnes enneigées, en passant par les forêts géantes et les lacs les plus paisibles. Sa flore était d'une variété à l'image des paysages, et sa faune allait de pair. Randal en était tombé amoureux quatre années auparavant, et n'avait eu de cesse d'y acquérir un pied-à-terre pour s'y délasser entre deux missions sur des mondes généralement hostiles. Il avait d'ailleurs fallu l'appui personnel du Conseiller Sheltoranis pour obtenir ce bout de terre au bord de l'un des plus merveilleux lagons de la planète, car le Conseil Galactique de l'Environnement n'autorisait les nouvelles constructions sur Terra Noritsa qu'au compte-gouttes, et les listes d'attente étaient longues, et les gouttes rares...
Crabb posa son engin avec dextérité sur la pelouse devant sa maison. Il l'avait voulue simple, en accord avec la nature, sans sophistication électronique, sans régulations et autres automatismes destinés, selon ses propres dires, à « faire de son propriétaire un légume contemplatif ». Seule concession aux exigences de l'époque : un bloc de communication intergalactique. C'est d'ailleurs cet appareil – que Randal maudissait invariablement – qui l'avait prévenu de l'arrivée du fameux message crypté.
Comme toujours, la maison était ouverte à la brise venant du large. Les intrus étaient inconnus
sur Terra Noritsa. Le seul astroport de la planète filtrait infailliblement toutes les entrées, et les voisins
les plus proches, un adorable couple de personnes âgées, étaient à plusieurs centaines de kilomètres.
Crabb entra dans la grande salle donnant sur le lagon dont la seule vue lui faisait chaque jour rendre
grâces aux dieux d'être vivant, et se laissa tomber dans un grand fauteuil. Soudain, il se sentit las.
Après tant d’aventures, il se demandait parfois ce qui le retenait de demander un quelconque poste de
Responsable du Développement Technologique d'une planète accueillante quelque part dans la Galaxie. De telles planètes ne manquaient pas, et ses brillants états de service et sa réputation lui auraient donné droit sans problème à une fin de carrière dorée. Au lieu de cela, il préférait accomplir ses missions de spécialiste des mondes inexplorés, et vivre, comme il le disait souvent « entre deux planètes ».
Il se secoua, sachant très bien que, comme c'était vraisemblablement le cas actuellement, il suffirait d'un appel des Forces de Défense pour le propulser à l'autre bout de la galaxie... À ce moment, une porte s'ouvrit, et le Capitaine Darliana entra. Dite Darly, Dar’ ou Darliana selon les humeurs et les circonstances. Affectée à la branche de Biologie Archéologique des Forces de Défense, mais aussi et surtout la femme de sa vie. Blonde, fine, un visage enfantin encadré par de longs cheveux, elle donnait à ceux qui ne la connaissaient pas une impression de fragilité, vite démentie dès qu'on la voyait en action. Ils s'étaient rencontrés cinq ans plus tôt sur une planète des confins de la galaxie dont l'un et l'autre avaient depuis oublié les coordonnées, respectivement en tant que chef de mission de contact  initial et responsable de l'évaluation des risques biologiques. Le processus normal d’intégration d’une nouvelle planète non évoluée dans la Confédération Humaine était d’effectuer en quelques jours ou quelques semaines des repérages, des sondages, des relevés topographiques et des évaluations de la flore et de la faune, éventuellement accompagnés de premiers contacts avec les autochtones. Ensuite, si la mission préliminaire avait été positive et fructueuse, venait une mission plus lourde d’exploration proprement dite. Mais là, rien n’avait fonctionné comme prévu. Alors que, vue de l’espace, la planète semblait prometteuse en matière de ressources minières et en tant que base de transit commercial, les navettes d’exploration s’étaient heurtées à un incroyable enfer. Tout ce qui se trouvait à la surface du globe semblait d’une inimaginable agressivité. Depuis les végétaux qui enroulaient des lianes corrosives autour des vaisseaux jusqu’aux rivières qui sortaient de leurs lits pour inonder le camp des explorateurs, en passant par les rochers qui se jetaient sur eux et les tornades qui naissaient partout où ils posaient les pieds. Plus de dix hommes avaient été perdus, avant que Crabb ne décide d’arrêter la mission et de classer la planète en Monde Hostile Incontrôlé, mettant ainsi fin à toute tentative
d’exploration. Aucune mission n'y serait envoyée, ni aucune approche autorisée avant 500 années TGU. La mission avait donc été un échec, mais le côté positif avait été un fabuleux coup de foudre entre Crabb et Darly.
L'année suivante, ils s'installaient ensemble, et, bien que les missions respectives leur laissent trop peu de vie commune, les retrouvailles étaient à chaque fois pour eux l'occasion de découvrir des raisons de s'aimer davantage.
Elle s'avança vers lui, vêtue d'une espèce de sari translucide qui évoquait merveilleusement ce qu'il était censé dissimuler.
– Alors ?
– Mission top-conf'.
Darly sut alors qu'il était inutile de poser des questions. Crabb ne savait probablement rien, et,
de toute façon, ne pourrait rien dire. Le questionner ne servirait qu'à le mettre dans l'embarras.
– Quand ?
– Je dois être sur Terra Nova Prime dans trois jours. Les F.D. mettent tous les moyens à ma disposition.
Elle émit un petit sifflement.
– Les Forces de Défense ! Eh bien dis donc ! Ils ne reculent devant rien ! Il semblerait que le célèbre colonel Crabb devienne un V.I.P. de plus en plus incontournable ! Mais trois jours pour parcourir une telle distance, ça va faire chauffer l’hyperespace !
– Que veux-tu, mon amour ! Sans doute une autre V.I.P. qui ne peut pas résister au désir de me rencontrer en privé dans les palais de Terra Nova Prime !
– Monstre ! Goujat ! Satyre ! Détraqué sexuel ! Abuser ainsi du désarroi d'une compagne aimante folle de douleur !
Elle se jeta sur lui, et ils roulèrent en riant au travers de la pièce, enlacés dans une fausse bataille. Elle jouait parfaitement le jeu, et il lui en savait gré et le lui rendait bien. En de telles circonstances, ni l'un ni l'autre n'évoquait les vacances gâchées, la séparation, les dangers de la mission à venir ni les incertitudes quant au retour. Ils savaient que chacun manquerait à l'autre dès qu'ils seraient séparés, mais c'était leur vie, et ils l'avaient choisie. Après quelques minutes d'une lutte qui se transformait doucement en caresses de plus en plus précises, elle se releva et dit :
– C'est curieux, tout à l'heure, à peine étais-tu parti que j'ai reçu un appel du Commandant Brouns. Tu te souviens de lui ?
– Mmmoui, mmmqui ? fit Crabb, en l'enlaçant de nouveau, les pensées tout à fait ailleurs.
– Je vois que mes paroles te passionnent, et je confirme mon jugement de tout à l'heure sur ton
psychisme primaire, pour ne pas dire primate. Bon, eh bien je te le dirai quand même : c'est lui qui s'occupe de mon dossier de demande d'accès aux fonctions de commandement en second des missions lointaines. Il m'a demandé de me rendre demain dans le bureau du responsable de l'astroport. Il a paraît-il des nouvelles à me donner. Tu crois que je vais être admise ?
– J'espère bien que non ! Imagine les pauvres équipages obligés de se soumettre à ta tyrannie !
Imagine que tu sois affectée sur une mission avec moi, comment pourrais-je alors séduire mes collaboratrices ?
Il riait maintenant franchement, et elle se jeta sur lui de nouveau.
– J'espère obtenir cette qualification, et m'envoyer tous les jeunes officiers de mon équipage !
Tout en parlant, elle le rouait de coups. Riant de plus belle, il se dégagea.
– Bon, c'est pas tout ça, il faut que je m'occupe de mon transport, dit-il en se levant.
– Pourquoi tu le fais pas d’ici ? s’étonna Darliana en lui tendant son minuscule communicateur personnel.
– Ben non. Il faut que je passe par des communications sécurisées. Mission top-conf’, je te
rappelle.
– Oups, pardon ! C’est vrai que Monsieur V.I.P ne partage pas les informations avec le commun des mortels !
Dédaignant la remarque, il s'approcha de l'appareil de communication, se plaça devant le capteur de la caméra holographique, et composa un code sur le clavier à touches actives. À peine effleurées, ces touches captaient les empreintes digitales de l'opérateur, et vérifiaient s'il était autorisé à
utiliser l'appareil.
Au bout d'une fraction de seconde, l'image d'un officier des F.I., impeccablement sanglé dans son uniforme, se matérialisa devant Crabb. Il savait qu'il s'agissait là d'un personnage sans aucune réalité, car le code qu'il avait composé le mettait en relation avec un ordinateur de l'astroport, mais le réalisme de cet hologramme généré de toutes pièces par la machine rendaient la conversation moins impersonnelle, et en quelque sorte plus conviviale. La perfection allait même jusqu’à créer des imperfections dans le physique du personnage : celui-ci, par exemple, avait une fine cicatrice sur
l’arcade sourcilière gauche. Selon les psychologues du Département Communication, ce genre de chose détendait les interlocuteurs, même s’ils ne remarquaient pas consciemment ces particularités
purement humaines.
– Colonel Crabb, fit Randal. Veuillez prévoir les infrastructures me permettant d'atteindre Terra Nova Prime en moins de trois jours TGU.
– Patientez quelques instants, Colonel je vous prie.

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