La Malepasse

Extrait
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Quelques pages...

LA MALEPASSE

 

- Hé, qu’est-ce que tu fais ?

Cédric venait de freiner brutalement sur la mauvaise route qui serpentait à travers la lande, arrêtant sans ménagement et dans un grand crissement de pneus la voiture sur le bas côté. Les sourcils froncés, Julie se tourna vers son compagnon tout en rajustant sa ceinture de sécurité qui venait quelque peu de malmener son t-shirt.

L’interpellé, se tenant des deux mains au volant, avait pivoté le buste et regardait d’un air stupéfait par la fenêtre arrière droite de la voiture immobilisée un peu en travers.

- Tu as vu ça ? fit-il comme s’il venait de découvrir une pyramide égyptienne sur le bord de la route. Suivant son regard, Julie se retourna elle aussi, plissant les yeux gênés par le soleil de fin d’après-midi, mais rien ne lui sembla remarquable, hormis un chemin de terre très étroit qu’ils venaient juste de dépasser et qui partait vers la droite, s’enfonçant dans les rochers et les bruyères.

- Vu quoi ?

- Le panneau !

Effectivement, un vieux panneau indiquait quelque chose, invitant à prendre l’embranchement, mais, d’où elle était, Julie ne pouvait pas déchiffrer les inscriptions à moitié effacées. Elle se retourna de nouveau vers son compagnon.

- Eh bien quoi, le panneau ?

- Je l’ai jamais vu !

- Aha, fit-elle sans rire. Voilà une bien bonne raison pour planter un coup de frein en plein milieu de la route sans prévenir ! Un panneau est au bord de la route, et Monsieur ne l’a jamais vu ! Sans doute le ministère des transports a-t-il oublié de te demander la permission de le mettre là !

- Attends, dit-il sans détourner les yeux dudit indicateur, j’ai toujours vécu ici, je suis passé sur cette route des milliers de fois, et ce panneau n’a jamais été là, et d’ailleurs…

Sans finir sa phrase, il enclencha la marche arrière et recula jusqu’au niveau de l’embranchement tandis que la jeune fille remarquait :

- Eh bien, ils viennent de le mettre, c’est tout !

- Non, fit Cédric. Regarde, c’est un vieux panneau tout pourri, et puis…

Il semblait hésiter, et Julie crut bon de l’encourager :

- Et puis ?

- … Et puis, ce chemin n’a jamais été là, non plus…

Julie fronça de nouveau les sourcils.

- Bon, allez, on se calme. Tu n’as jamais vu ce chemin parce que tu n’y as jamais fait attention, c’est tout. Tu n’as pas à t’en sentir diminué, et c’est pas pour ça que je vais perdre la confiance en mon guide préféré quand il veut me faire visiter la lande de son enfance. Et puis, il y a quoi d’écrit sur ce panneau ?

Déchiffrer les lettres délavées par les intempéries n’était pas chose facile, bien que la voiture fut maintenant arrêtée à quelques mètres de l’indication. Ânonnant comme un élève de cours préparatoire, Cédric récita :

- Les po… portes de, heu, de l’enfer. C’est ça, Les Portes de l’Enfer ! C’est quoi, ça ?

- Sûrement le nom d’un endroit !

- Il n’y a rien qui s’appelle comme ça, par ici !

- Moi, j’en connais plusieurs, d’endroits qui s’appellent comme ça, rétorqua Julie d’un air doctoral. Aux Antilles, où j’ai, moi, passé mon enfance, tous les endroits   dangereux pour les bateaux s’appellent comme ça !

- Peut-être, mais ici, on n’est pas aux Antilles, on est en Bretagne, et on est à cinquante kilomètres de la mer…

Le jeune homme semblait troublé, ne pouvant détacher ses yeux du panneau, à tel point que Julie sentit monter en elle un peu d’impatience, ne comprenant pas pourquoi son ami attachait de l’importance à un fait aussi insignifiant.

- Bon, et alors, tu veux faire quoi ?

Cédric sembla se détendre d’un coup. Il laissa retomber les épaules, regarda sa montre, et tourna les yeux vers la jeune fille :

- Il n’est que quatre heures, on a encore du temps devant nous, puisqu’on a promis à

ma tante d’être chez elle ce soir seulement. On va jeter un oeil sur les Portes de l’Enfer, pour voir de quoi elles ont l’air ? Et puis, ajouta-t-il avec un sourire espiègle, comme ça, ce soir, je t’ouvrirai les portes du Paradis, et tu verras la différence !

Julie leva les yeux au ciel :

- C’est toi le guide, mon cœur, nous sommes sur tes terres ancestrales, et je franchirai toutes les portes que mon seigneur daignera m’ouvrir !

Et elle ajouta à mi-voix, mais suffisamment fort pour que son compagnon l’entende :

- Il a encore fallu que je tombe sur un obsédé sexuel ! C’est tout moi, ça. Il n’y en avait qu’un, et je l’ai ramassé !

- Pardon ? fit Cédric, qui avait parfaitement compris.

- Rien, rien, je parle seule !

Elle riait franchement, heureuse de sentir leur tendre complicité revenir. Il l’embrassa rapidement, avant d’engager doucement la voiture sur le mauvais chemin.

S’ils avaient pu savoir…

****

Cela faisait maintenant plus d’un quart d’heure que les deux jeunes gens roulaient, en silence, sans que rien dans le paysage ne laissât prévoir qu’ils arrivaient d’une manière ou d’une autre à un quelconque but. Le chemin était boueux, des suites de l’averse de la nuit précédente, et serpentait à travers la lande de bruyère, contournant de gros monolithes de pierre aux silhouettes vaguement impressionnantes. Les nombreuses ornières et l’étroitesse du chemin obligeaient Cédric à rouler au pas. L’après-midi était plutôt frais, en cette fin d’automne, et, bien que le ciel fût clair, le soleil descendait vite vers l’horizon, et la lumière ambiante baissait sensiblement. Remontant sa vitre et esquissant un frisson, Julie finit par déclarer, plus pour rompre le silence que pour autre chose :

- Il a pas l’air de mener à grand’ chose, ton chemin…

- C’est vrai, reconnut Cédric comme à regret. Je propose qu’on roule encore cinq minutes, et, si on n’est arrivés nulle part, on fait demi-tour.

- En tous cas, c’est lugubre, ce coin, je trouve !

Effectivement, quelques arbres rabougris avaient maintenant fait leur apparition, tendant leurs bras décharnés vers la voiture qui cahotait sur un chemin de plus en plus étroit, comme s’ils avaient voulu la retenir pour l’empêcher de continuer vers une destination qu’elle regretterait. Mais Cédric, l’enfant du pays, n’allait pas laisser son amie croire qu’il était impressionné par un paysage somme toute courant dans cette région. Cela ne faisait que quelques semaines qu’ils étaient ensemble, et ces courtes vacances étaient leur première occasion de se retrouver seuls pendant quelques jours. Aussi répondit-il d’un ton enjoué :

- T’en fais pas, petite fille, aucun troll au korrigan, aucun dragon ou griffon ne pourra t’arracher à ton chevalier servant, qui combattra jusqu’à la mort l’épée à la main et le courage au coeur, pour protéger sa bien-aimée…

- N’empêche que ce coin est lugubre, je le maintiens, Chevalier, n’en déplaise à vos trolls au autres machins que je… Cédric !

Le jeune homme donna un violent coup de frein, immobilisant instantanément la voiture, tandis qu’une grande forme indistincte, jaillie des fourrés, traversait le chemin au ras du pare-chocs pour disparaître de l’autre côté.

- Merde ! fit-il, entre ses dents serrées.

- C’était quoi ?

La voix de Julie tremblait légèrement.

- Je sais pas, j’ai pas eu le temps de voir… Sans doute un chevreuil ou un cerf. Il y en a beaucoup par ici, mais…

- Tu as remarqué comme il fait sombre, d’un coup ? Et puis, ça y est, il pleut ! Cédric, cet endroit me fiche la trouille. Rentrons, s’il te plaît. Je me moque des Portes de l’Enfer. Je préfère ta promesse de celles du paradis…

Cédric dut bien se l’avouer, il faisait presque nuit, depuis quelques minutes, et une sourde angoisse le taraudait insidieusement. Mais il ne pouvait pas abandonner ainsi. Sa fierté était en jeu.

- Écoute, dit-il en essayant de paraître décontracté, on ne peut pas faire demi-tour ici, c’est trop étroit, et, avec la pluie, on risquerait de s’embourber. On va continuer un peu, et on fait demi-tour dès qu’on a la place.

Il sourit d’un air malicieux avant de continuer :

- De toute façon, ce chemin n’a jamais été là, et les Portes de l’Enfer non plus. En revanche, celles du Paradis….

Julie sourit également, rassurée du ton confiant de son compagnon. Il remit le moteur en route, alluma les phares, et reprit le chemin au ralenti. La pluie était maintenant battante, et il faisait pratiquement nuit.

****

Le chemin était vraiment très étroit, maintenant, et des buissons venaient fréquemment griffer la carrosserie de la voiture dans un crissement qui mettait les nerfs des deux jeunes gens à rude épreuve. Cédric conduisait les dents serrées, le buste légèrement penché en avant. Malgré les essuie-glaces à pleine vitesse et les phares, il avait beaucoup de mal à voir devant lui.

- Il faudra bien qu’on arrive quelque part, sacré bon sang, grommela-t-il, ou alors que ça s’élargisse, j’ai pas envie de me taper toute cette fichue route en marche arrière, surtout qu’on n’y voit rien…

Julie, de son côté, s’était tassée sur son siège et avait posé la main gauche sur la cuisse de son compagnon. Une moue angoissée sur le visage, elle tentait de percer l’obscurité au travers du rideau de pluie. Un long moment passa. Toujours pas d’embranchement ou d’élargissement où ils auraient pu faire demi-tour. Dans le faible faisceau des phares, les deux jeunes gens ne voyaient rien d’autre que la boue du chemin, des buissons de part et d’autre, et, çà et là, des arbres tordus, dressant vers le ciel des carcasses de cauchemar. Soudain, Cédric arrêta la voiture, tapa sur le volant et explosa :

- Sacré nom d’un chien de sacré bon sang de bonsoir de bois, on va pas y passer la nuit, quand même ! Qu’est-ce que c’est que ce foutu endroit dans le fin fond du trou du cul du monde, nom de nom de nom ! J’en ai marre, maintenant, on se croirait dans un mauvais film ! Il manque plus que l’attaque des vampires, et on y est !

Il se tourna vers Julie, et, la voyant au bord des larmes, il coupa le moteur, défit sa ceinture de sécurité et l’attira contre elle.

- Désolé ma puce, je ne voulais pas t’effrayer, on ne risque rien, tu sais, on va bien trouver moyen de faire demi-tour, c’est pas possible autrement. Ne t’inquiète pas.

Défaisant à son tour sa ceinture, elle se blottit contre l’épaule de son compagnon, murmurant d’une petite voix :

- Si tu voulais me faire le coup de la panne, c’est réussi, mais tu aurais dû choisir un coin plus gai !

Ils restèrent un moment sans parler. Le seul bruit était la pluie, sur le pare-brise et le toit de la voiture, une pluie violente sans aucun vent, ce qui n’était pas courant dans la région en cette saison. Cédric resserra un peu son étreinte autour des épaules de son amie, et elle leva le visage vers lui. Il l’embrassa longuement, et elle répondit à son baiser, longuement… Après une petite éternité, Cédric se redressa derrière son volant, poussant un long soupir.

- Bon, plus tôt on ira, et plus tôt on sera chez ma tata à manger des crêpes au miel. Et puis, les phares vont vider ma batterie. Allez, hop !

Il fit un mouvement de l’épaule, et Julie se redressa, reprenant sa place sur son siège sans ôter sa main de la cuisse de son compagnon.

- Si on était dans un film d’horreur, fit-elle en souriant, c’est maintenant que ta voiture refuserait de démarrer, et que les monstres attaqueraient !

- Oui, mais j’ai une voiture qui fonctionne, il n’y a pas de monstre à part celui – femelle, le monstre – assis à côté de moi, et…

Étouffant le gémissement mêlé de rire provoqué par le coup de poing que Julie lui avait expédié dans les côtes, il tourna la clé de contact, le démarreur tourna, … et le moteur ne démarra pas. Serrant les lèvres malgré lui, le jeune homme tourna de nouveau la clé, et le moteur se mit à ronronner.

- Tu vois, dit-il avec un rien de nervosité dans la voix, ça roule !

- Alors, roulons, s’il te plaît. J’en ai vraiment assez de ton escapade sur des chemins inconnus !

Cédric enclencha la première, embraya, mais la voiture resta immobile tandis que les roues patinaient, expédiant des gerbes de boue tout autour du véhicule.

- Bon, fit-il. Ça, ça manquait. On va prendre un peu d’élan…

Il passa la marche arrière. Même résultat. Un nouvel essai en avant fut tout aussi vain. Il eut beau tourner le volant d’un côté puis de l’autre, impossible de trouver la moindre adhérence. La voiture était irrémédiablement embourbée. Il entrouvrit sa portière et se pencha à l’extérieur, pour refermer aussitôt.

- On est embourbés jusqu’à l’essieu. C’est craignos. On n’en sortira pas sans qu’on nous remorque.

Julie était devenue toute pâle.

- Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda-t-elle d’une toute petite voix.

- Ben, on va faire ce que ferait toute personne civilisée à notre place : on va téléphoner à un dépanneur.

Joignant le geste à la parole, il sortit son portable, regarda l’écran.

- Zut, fit-il, pas de réseau…

- Pas de réseau non plus, répondit Julie qui avait également pris son téléphone.

- Bon, eh bien, y’a plus qu’une chose à faire : je vais aller chercher quelqu’un ou tout au moins trouver un coin d’où je peux téléphoner. À la vitesse où on a roulé, la route ne doit pas être bien loin. Reste dans la voiture, et je…

- Attends, l’interrompit Julie d’une voix où se mêlaient des accents de panique. Tu vas pas me laisser là, toute seule, comme ça ? Je viens avec toi !

- Mais tu as vu ce qui tombe ? On va être trempés en deux minutes. Tu ne risques rien, là !

- Risque rien, mon oeil ! Avec tout ce qu’il peut y avoir dans cette maudite forêt, et puis il fait nuit ! Discute pas, je viens avec toi.

Le ton n’admettait pas de réplique, et pour renforcer encore sa détermination, la jeune fille sortit sans plus de cérémonie de la voiture, s’enfonçant aussitôt dans la boue jusqu’aux chevilles. Avec un soupir résigné, Cédric prit une casquette sur le siège arrière et sortit à son tour, rentrant les épaules sous la pluie. Tous deux se rejoignirent derrière la voiture qu’ils contemplèrent un moment, se tenant par la main.

.........

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